ÉTOUFFER EN VILLE
Imaginez-vous marchant en plein centre-ville par une chaude journée de juillet. La chaleur irradie de
l’asphalte. Des rangées de grands immeubles collés les uns aux autres empêchent l’air de circuler. Aucun arbre
en vue, seulement des blocs de béton et d’acier, et une chaleur étouffante.
La chaleur extrême causée par les changements climatiques tue déjà des Canadiens. Et ce n’est que le début. Avec le réchauffement de la planète, la fréquence et l’intensité des vagues de chaleur vont augmenter au pays.
Dans cette bataille contre les changements climatiques, les résidents du Nord, des côtes et des Prairies ne
sont pas les seuls en première ligne. Les zones urbaines sont elles aussi au front. Ceux qui vivent dans les
appartements des centres-villes ou dans les tours d’habitation des banlieues font aussi face à cet implacable
ennemi.


La majorité des Canadiens vivent dans des points chauds. La population se concentre de plus en plus dans les villes et 73,7 % des Canadiens y vivent déjà. Les milieux urbains sont sensibles aux effets d’îlots de chaleur urbains, un phénomène bien connu qui a été étudié au Canada et ailleurs dans le monde.
La façon dont les villes sont bâties provoque une accumulation de la chaleur, ce qui les rend plus chaudes que la campagne environnante, parfois jusqu’à 12 °C de plus.
« Parce que nous sommes un pays nordique, nous nous réchauffons plus rapidement et plus intensément que d’autres endroits dans le monde », indique Ian Mauro, directeur exécutif du Prairie Climate Center de l’Université de Winnipeg.
« Quand on ajoute les îlots de chaleur urbains, en plus du reste, le réchauffement est amplifié. »
À titre d’exemple, prenons une ville nord-américaine typique par une nuit calme et claire. Un léger vent souffle sur ses quartiers, qui sont entourés d’une zone rurale.
Aux abords de la ville, la température de l’air est supérieure de 2 °C à celle de la campagne environnante.
En ville, la zone autour d’un parc est plus chaude de 4 °C que la campagne, mais malgré tout plus fraîche que les zones les plus densément peuplées.
Il fait généralement plus chaud dans les parties les plus bâties de la ville. Dans notre exemple, le centre-ville est plus chaud de 8 °C que la zone rurale environnante.
Pour échapper à la chaleur accablante, certains citadins achètent un climatiseur ou se réfugient dans un
chalet à la campagne. D’autres ont la chance de vivre dans des quartiers où les nombreux arbres protègent leur
foyer du soleil.


Mais qu’en est-il de tous les autres? Qu’arrive-t-il à ceux qui ne supportent pas la chaleur et qui n’ont pas l’argent ni les ressources pour échapper à une chaleur accablante?
Avec toutes les ressources et tous les moyens technologiques à la disposition des métropoles, les citadins pourraient se croire à l’abri des changements climatiques.
Mais ce n’est pas le cas, selon Iain D. Stewart, chercheur au Global Cities Institute de l’Université de
Toronto et expert internationalement reconnu des îlots de chaleur.

« Il y existe cette idée ou cette impression que les villes sont des environnements construits et qu’elles ne sont pas sensibles aux changements du niveau de la mer ou à une grave sécheresse, car nous avons toutes les ressources à portée de main et nous vivons dans un immeuble en copropriété au centre-ville de Toronto ou de Montréal », indique-t-il.
Pourtant, la conception de la plupart des villes aggrave la chaleur ressentie par leurs habitants, souligne
l’expert.
La disposition d’une ville joue un rôle important dans l’accumulation et l’amplification de la chaleur.
Les températures sont généralement plus basses dans les parcs et les espaces verts.
Les quartiers qui ont de hauts immeubles sont souvent plus chauds.
Descendons au niveau de la rue.
Les imposants bâtiments collés les uns aux autres bloquent le vent et piègent les rayons du soleil.
Les surfaces foncées, comme l’asphalte des routes et le goudron des toits, absorbent la chaleur solaire.
Les activités humaines, notamment les moteurs de voitures et l’air expulsé par les climatiseurs, libèrent encore plus de chaleur.
De nombreuses villes ont des caractéristiques naturelles qui pourraient aider à combattre la chaleur, comme
la brise d’un plan d’eau à proximité, indique Iain D. Stewart. Mais les villes sont souvent aménagées sans
prendre en considération ces avantages.
« Le problème, c’est quand nous concevons nos villes et nos communautés tout en annulant les effets
bénéfiques de leur environnement. Quand nous construisons de grandes bâtisses au bord de l’eau, cela peut
bloquer la ventilation naturelle de la ville », rappelle Iain D. Stewart.

CONSÉQUENCES MORTELLES
Avec des décès dus à des vagues de chaleur de plus en plus intenses et fréquentes, la pression s’accentue sur
les décideurs politiques pour qu’ils trouvent des moyens d’adaptation.
La température de la planète est de près de 1,2 °C au-dessus de la température préindustrielle et les
conséquences de cette hausse pèsent déjà sur la santé humaine.
En 2010, la chaleur extrême a provoqué la mort de 291 personnes au Québec. Et en 2018, une vague de chaleur a
causé le décès de 86 habitants dans la province, dont 66 à Montréal.

En Ontario, le nombre de morts dus à la chaleur est difficile à déterminer. Seuls les décès accidentels directement causés par la chaleur sont comptabilisés. Au Québec et en Colombie-Britannique, ce sont plutôt toutes les pertes de vie exacerbées par la chaleur, même lorsqu’un autre facteur (comme la maladie) a pu jouer un rôle.
Lors de l’été 2021, en Colombie-Britannique, un dôme de chaleur a fait 619 morts, selon un rapport du
coroner. La grande majorité des victimes – 98 % – sont mortes à l’intérieur d’un logement. La plupart étaient
âgées et vulnérables et vivaient dans des bâtiments sans système de refroidissement adéquat.

Au fur et à mesure que les émissions de gaz à effet de serre augmenteront, de plus en plus d’événements de chaleur extrême frapperont la planète.
Pour illustrer cet avenir de manière tangible, des chercheurs ont créé l’Atlas climatique du Canada, qui permet d’informer les citoyens quant aux impacts des changements climatiques sur les villes canadiennes grâce à une carte interactive.
Ian Mauro, qui supervise l’Atlas climatique, indique que les projections ne tiennent pas compte de la façon dont les îlots de chaleur amplifient le problème. Les scénarios de réchauffement sont généralement basés sur des données mondiales qui sont ensuite ajustées à l’échelle régionale.
« Nous sous-estimons le risque en ce moment », indique-t-il.
Selon les projections de l’Atlas climatique, si les émissions de gaz à effet de serre continuent d’augmenter
au rythme actuel, le nombre jours où la température est au-dessus de 30 °C à Vancouver va quintupler, passant
d’une moyenne historique d’un jour par an à 4,9 jours au milieu du 21e siècle.
D’après les projections, la région de Vancouver connaîtra moins de journées très chaudes comparativement aux autres grandes villes canadiennes. Toutefois, les ménages de la région sont également moins préparés à faire face aux vagues de chaleur. En 2019, la plupart des logements de Vancouver ne disposaient pas de climatiseur.
À Toronto, la température dépasse les 30 °C 11,9 jours par an, selon la moyenne historique. Si les émissions de gaz à effet de serre continuent d’augmenter au rythme actuel, ces journées seront deux fois et demie plus nombreuses.
À Montréal, on recense en moyenne 11,2 jours par an au-dessus de 30 °C. Cela arrivera deux fois et demie plus souvent, selon les projections.
Bien que les chiffres montrent le réchauffement de nos villes, la température ne rend pas pleinement compte
de l’ampleur du problème.
Par exemple, un grand stationnement près d’un centre commercial en banlieue est peut-être l’endroit le plus
chaud dans une ville. Mais le danger pour les usagers est faible, estime Ian Mauro, car la plupart d’entre eux
sont assis dans des véhicules climatisés.

Mais si vous prenez un quartier comptant peu d’arbres, ayant un statut socioéconomique bas et dans lequel la
plupart des gens vivent dans des appartements sans climatisation, le risque d’effets délétères causés par la
chaleur sera bien plus élevé. Et ce, même si la température y est probablement plus basse que dans un vaste
stationnement de banlieue.

QUI EST À RISQUE?
Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat des Nations unies est sans équivoque dans ses rapports : « Les impacts climatiques se font sentir de manière disproportionnée dans les communautés urbaines, et les populations les plus marginalisées économiquement et socialement sont les plus touchées. »
Le stress thermique dans les villes est préoccupant, souligne le rapport, et il est accentué par les facteurs
d’inégalité, notamment le genre, la classe sociale, l’âge, l’origine ethnique et l’orientation sexuelle.
Une analyse de données de Radio-Canada montre que les immigrants et les personnes à faible
revenu vivent de façon disproportionnée dans les zones urbaines les plus chaudes de nos villes.

Sarah Henderson, épidémiologiste et directrice scientifique des services de santé environnementale au Centre
de contrôle des maladies de la Colombie-Britannique, a examiné les facteurs qui ont contribué aux décès dans
la région de Vancouver lors du dôme de chaleur de 2021. Selon elle, déterminer qui est le plus à risque
pendant une vague de chaleur n’est pas seulement une question de température; il s’agit aussi de la capacité
des gens à s’adapter.
« Près de 100 personnes atteintes de schizophrénie sont décédées, souligne-t-elle. Je ne veux pas minimiser
l’importance des îlots de chaleur urbains, mais si vous mettez deux populations différentes dans le même îlot,
cela peut avoir deux résultats très différents. »

Dans un rapport publié en janvier 2022, elle constate que le risque de décès lié à la chaleur dans la région de Vancouver était associé aux quartiers défavorisés, où les gens ont généralement un statut socioéconomique bas et sont plus susceptibles de vivre seuls. Le manque de végétation environnante et d’espaces verts augmente aussi le risque de décès.
New Westminster est un endroit répondant à ces critères. La ville, située sur les rives du fleuve Fraser, a
connu un taux de mortalité élevé pendant le dôme de chaleur. Beaucoup de ceux qui sont morts vivaient dans
l’ancien centre-ville, sur la rive sud de la rivière.




C’est une zone avec peu de végétation qui « cuit en plein soleil », indique Sarah Henderson. De plus, on y retrouve de vieux immeubles avec des fenêtres à simple vitrage, que l’experte compare à des serres qui accumulent la chaleur.
« À ce stade de la crise climatique, nous ne devons plus construire de bâtisses qui surchauffent à un point
tel que leurs résidents y meurent », dit-elle.
Les décès liés à la chaleur dans les villes canadiennes peuvent être évités grâce à des mesures
d’atténuation. Des matériaux réfléchissants peuvent renvoyer la chaleur vers le ciel plutôt que de l’accumuler
près du sol. Des arbres peuvent être plantés et des abris rafraîchissants peuvent être construits.

Mais le principal défi consiste à identifier où ces mesures sont les plus nécessaires.
Afin de cibler les populations les plus vulnérables, les chercheurs du programme HealthyDesign.City ont créé une carte interactive du pays, grâce au financement de l’Agence de la santé publique du Canada.
Ils souhaitent que leur projet aide à identifier les quartiers à surveiller lors des vagues de chaleur.
La carte, la première du genre au Canada, superpose des données satellitaires et celles du recensement
canadien pour montrer où vivent les habitants qui auront le plus besoin d’aide.
Cette carte de Vancouver, basée sur des données du programme HealthyDesign.City, montre à quel point les facteurs de risque multiplient la vulnérabilité des gens à la chaleur extrême.
Les points rouges montrent les parties les plus chaudes de la ville. La température moyenne au sol de mai à septembre 2019 est utilisée.
Lorsque le niveau de revenu des résidents est superposé à la chaleur, les zones dans lesquelles des habitants risquent de pâtir de la chaleur apparaissent. Les points jaunes montrent les endroits où la température de surface et la proportion de résidents à faible revenu sont les plus élevées.
Selon Sarah Henderson, la carte met en évidence des quartiers que ses recherches ont identifiés comme problématiques, notamment l’est de Vancouver et Burnaby. On y retrouve de nombreux ménages à faible revenu, un trafic routier élevé et un manque d’espaces verts. Lors du dôme de chaleur de 2021, les taux de mortalité y étaient élevés.
Mais elle attire aussi l’attention sur des quartiers qui vont au-delà des zones défavorisées du Downtown Eastside, comme New Westminster et l’avenue Kingsway.
Jeffrey Brook, chercheur principal du programme HealthyDesign.City et professeur associé à l’Université de Toronto, espère que ces cartes pourront aider les urbanistes et les responsables de santé publique à
identifier les parties vulnérables de leur ville avant que ne frappe la prochaine vague de chaleur
mortelle.
« Il est vraiment important de montrer qu’il existe des inégalités en ce qui concerne l’impact de la chaleur
sur les populations », indique-t-il.
L’outil utilise des données satellitaires pour afficher la température au sol, ce qui présente certaines
limites. Ces données ne montrent que la température des surfaces horizontales – comme les toits et les
stationnements. C’est différent de la température et de l’humidité de l’air, qui sont plus proches de ce que
les gens ressentent réellement. Toutefois, les deux sont liées : en général, quand l’une augmente, l’autre
aussi.

L’idéal serait une carte nationale de la température de l’air dans tous les milieux urbains du pays. Mais
c’est impossible à l’heure actuelle. Les stations météorologiques d’Environnement Canada sont trop rares et
souvent situées sur des sites comme les aéroports et les campus universitaires.
Les experts tentent d’améliorer la façon dont la température est mesurée et modélisée au pays. Des réseaux
plus vastes de stations de surveillance de la température se développent, des mesures sont faites avec des
drones et des avions, et les modélisations informatiques sont de plus en plus sophistiquées.
Mais en attendant, Jeffrey Brook souligne que ses cartes peuvent déjà aider à sauver des vies.
« Nous n’avons pas de temps à perdre », rappelle-t-il.